Le “virtuel”, un monde bien réel : résumé de la conférence de Guillaume Pitron

Auteur du livre “L’enfer numérique, voyage au bout d’un like”, Guillaume Pitron était présent le 16 novembre pour une conférence et un temps de questions-réponses autour des enjeux écologiques et géopolitiques de nos outils et infrastructures numériques. En voici un résumé.

 

C’est un personnage en tenue de ville qui est venu nous conter ses travaux de journaliste engagé, paré d’un treillis sur le terrain, prenant des risques pour comprendre l’envers du décor dans les mines et usines de raffinage de métaux à travers le monde. L’objectif de Guillaume Pitron est clair : le numérique n’a rien de virtuel, et tout le monde doit en prendre conscience car les enjeux écologiques et géopolitiques sont énormes. Cette intention s’est notamment matérialisée dans deux ouvrages : “L’Enfer numérique” et “La Guerre des métaux rares”. 

On commence la conférence par une donnée sidérante qui assure l’attention de l’audience : pour satisfaire les besoins d’ici à 2050, il faudra plus de métaux que tout ce qui a été extrait depuis l’origine de l’espèce humaine. Ces besoins sont la conséquence d’une révolution numérique où tout est connecté. D’abord vu comme un élément clé de la transition écologique (avec le cloud, la dématérialisation, etc.) dans plusieurs études de 2015 à 2020, l’arrivée de l’étude du Shift Project en 2021 remet en cause ce postulat : l’IT for Green est possible, mais le Green IT existe-t-il ? 

Guillaume revient sur le développement du secteur : le numérique est l’industrie qui croit le plus vite et dont l’impact environnemental croit également le plus vite. Nos interfaces ne cessent d’évoluer en nécessitant toujours plus de ressources, comme le montre l’exemple du téléphone : 

  • Téléphone à cadran - 10 éléments
  • Premier téléphone portable - 29 éléments
  • Smartphone - 54 éléments


Cette explosion des besoins combinée à un recyclage extrêmement difficile des métaux dans les smartphones, bien souvent non viable économiquement, nous emmène à l’origine de tout objet numérique : les mines.

Et la visite commence au Nord Est de la Chine, près de la frontière Russe, où on extrait 69 % du graphite mondial, avec quelques photos de son reportage. Le meilleur moyen pour Guillaume de nous expliquer les pratiques peu vertueuses environnementalement et socialement sur place et de nous partager un proverbe local : “Ici les montagnes sont hautes, et Pékin est loin”.

La suite se déroule dans la région de Mongolie Intérieure, à 800 km de Pékin. On y découvre un lac artificiel constitué par les eaux polluées rejetées par l’usine de raffinage de terres rares, notamment pour récupérer le précieux néodyme qui rend nos écrans tactiles. Ici point de biodiversité mais cancers et maladies des os de verre à la clé.

Une pollution délocalisée dans des zones de production qui sont géographiquement très concentrées, notamment en Chine, pour extraire les 180 kg de ressources nécessaires à la fabrication de notre smartphone de 150 g.

Après la question de nos appareils, Guillaume aborde la question des données et notre appétit grandissant pour celles-ci. Il rappelle qu’à date on compte 3 millions de centres de données de plus de 500 m2 sur Terre, que l’électricité permettant de les faire fonctionner provient encore très majoritairement des énergies fossiles (63%), et que cette croissance participe à porter la part du numérique dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 4% actuellement à près de 8% en 2035.

On part alors en Scandinavie, proche du cercle polaire, pour constater le début de “la bataille du Grand Nord”, où l’on installe les data centers pour faciliter leur refroidissement. Et on imagine ce que pourraient être nos besoins dans “L’Internet de tout” imaginé par Steve Case dans “The Third Wave”, avec potentiellement 3,5 fois plus de données échangées en 2035 par rapport à 2020. Avec déjà près de 1,2 million de km de câbles sous-marins, ces infrastructures sont de plus en plus critiques d’un point de vue géopolitiques. Demain, il en sera peut être de même avec une constellation de satellites qui pourraient représenter 15 % du débit à moyen terme (contre 1 à 2 % aujourd’hui).

Guillaume ouvrira ensuite la porte à quelques réflexions pour agir au sein de son organisation : 

  • A-t-elle évalué l’impact écologique de ses activités numériques ?
  • Allonge-t-elle la durée de vie de ses équipements ?
  • Augmente-t-elle la part d’équipements partagés pro/perso ?
  • Favorise-t-elle les échanges de documents via plateforme ?
  • Ses serveurs sont-ils proches et décarbonés ?

Et pour questionner notre rapport à l’innovation, il prend l’exemple de la rue de l’avenir présentée à l’exposition universelle de 1900, une rue au trottoir roulant électrique de 3,5km qui ne serra jamais déployée telle que prévue.

Avant de nous proposer sa vision des 4 différents profils pour le futur d’un numérique responsable : 

  • Les techno entrepreneurs qui croient en l’accélération de la recherche pour se reposer sur le progrès technologique, comme avec le stockage sur ADN ou l’informatique quantique.
  • Les états “People, Planet, Profit” qui incitent à avancer sur le sujet en donnant un cadre par la réglementation, comme avec la loi REEN (Réduction de l’empreinte environnemental du numérique), première législation au monde sur le sujet
  • Les frugaux résilients qui s’appuient sur les low-techs, les réseaux de Makers, les Fablabs, pour intégrer l’économie circulaire dans les technologies numériques
  • Les gouvernements verts sombres qui priorisent les usages pour limiter notre consommation de données, et jugent ainsi de l’utilité ou de la futilité.

Il concluera ainsi : le numérique n’est que le reflet de nous-mêmes et de nos sociétés, avec cette citation de Gandhi : “Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde”

Les questions-réponses ont finalement permis de revenir sur un élément important du passage à l’action : On parle toujours aux individus en tant que consommateurs et pas en tant que citoyens, or il paraît nécessaire de se saisir du sujet de l’analyse bénéfices/coûts des technologies numériques dans le débat collectif, à la lumière de trois limites : environnement, santé (physique et mentale) et démocratie.